Le surmenage au travail est souvent présenté comme une affaire de fatigue, de surcharge, de manque de repos. On incrimine le "stress", l'organisation, les "mauvaises conditions de travail". Tout cela est bien réel, mais du point de vue psychanalytique, il est possible — et nécessaire — d'aller plus loin. Car ce qui épuise n’est pas seulement la quantité de tâches, mais la manière dont le sujet est engagé dans son rapport au travail, à l’Autre, et à son propre désir.
Le surmenage ne se réduit pas à un simple déséquilibre entre effort et repos : il est le symptôme d’une impasse subjective. Et c’est dans le discours du sujet lui-même qu’il s’éclaire, au-delà des statistiques et des diagnostics.
Travail et surmoi : "Travaille encore !"
Lacan relie la logique du surmenage à celle du surmoi, cette instance qui, loin de n’être qu’un gardien de la loi, est aussi un pousse-à-jouir. Il ne dit pas seulement : "Tu dois", il exige : "Jouis !", y compris dans la souffrance.
Dans le monde du travail contemporain, cette injonction surmoïque prend la forme de l’excellence, de la performance, de la productivité, mais aussi parfois de l’abnégation. "Je dois donner plus", "je ne peux pas m’arrêter", "si je me repose, je culpabilise" : autant de formulations cliniques fréquentes, qui révèlent l’aliénation du sujet à un idéal qui le dépasse et l’épuise.
Le surmenage est donc moins un effet d'organisation que de subjectivité : le sujet s’épuise dans une quête sans fin, souvent au nom de l’Autre — cet Autre qu’il faut satisfaire, convaincre, rassurer, devancer, sans jamais vraiment savoir ce qu’il attend.
Qui travaille ? Pour qui ? Pourquoi ?
L'approche analytique interroge ce qui pousse un sujet à se surinvestir au travail au point d’en négliger son corps, ses relations, ses limites.
Lacan nous invite à toujours revenir à la question du désir : à quel désir obéit-on en travaillant ainsi ? Est-ce vraiment le sien ? Est-ce pour se faire reconnaître, aimer, se prouver qu'on vaut quelque chose ? Est-ce pour se fuir, ne pas penser, ne pas sentir le vide ou l’angoisse ?
Souvent, derrière le surmenage se cache une réponse au manque : un manque à être, un vide que le travail vient combler. Le travail devient alors le lieu de la tentative de consistance, un rempart contre la castration symbolique.
Mais ce que le sujet oublie, c’est que cette logique est sans fin : le manque ne se comble jamais totalement. D'où l'épuisement.
Quand le travail devient un symptôme
Dans cette logique, le travail peut devenir un symptôme, c’est-à-dire une réponse singulière du sujet à une impasse dans le langage, dans le désir, dans le rapport à l’Autre.
Le sujet travaille trop, non parce qu’il le veut consciemment, mais parce que quelque chose s’y répète, insiste, se déchaîne : le besoin d’être à la hauteur, la peur de ne pas exister sans production, le fantasme de réparer quelque chose de l’ordre de la dette, parfois transgénérationnelle.
Le corps, dans tout cela, est souvent mis de côté — jusqu’à ce qu’il lâche, sous forme de burn-out, de maladies, de troubles somatiques. Ce sont souvent les limites du corps qui viennent dire ce que le sujet n’arrive pas à dire autrement.
Sortir de l’impasse : vers une autre écoute du désir
Dans une cure analytique, il ne s’agit pas de donner des conseils de gestion du temps ou d’organisation. Ce n’est pas le registre du coaching. Ce qui s’ouvre, c’est l’espace d’une parole où le sujet peut mettre en jeu ce qui l’anime à son insu.
Pourquoi ce besoin d’en faire toujours plus ? Pourquoi cette impossibilité à dire non ? Que cherche-t-on, au fond, à travers ce surinvestissement ? Ce sont là des questions cruciales, que l’analyse permet de poser — sans jugement, mais dans l’écoute de ce qui se dit entre les mots, dans les répétitions, dans les ratés.
La libération ne viendra pas de l’extérieur, d’un nouvel emploi ou d’un changement d’équipe (même si cela peut aider). Elle vient du moment où le sujet entend autrement ce qui le pousse, où il commence à faire un pas de côté vis-à-vis de l’idéal qui le tyrannise.
Un pas vers le désir propre
Le surmenage au travail, du point de vue lacanien, n’est pas qu’un problème de rythme ou de conditions. Il est souvent le symptôme d’une soumission à un idéal surmoïque, d’une fuite devant le vide, d’un refoulement du désir propre.
Le travail peut être un lieu d’épanouissement, mais à condition que le sujet puisse s’y engager depuis son désir, et non depuis sa dette.
Ce que la psychanalyse permet, c’est une traversée de cette impasse, en ouvrant un espace où le sujet puisse retrouver un rapport plus libre, plus vivant, plus singulier à son travail — et à lui-même.